CHAPITRE HUIT

Le capitaine Michel Reynaud, du Service d'astrocontrôle de Manticore, se tenait debout à côté du commandant Arless et contemplait avec des sentiments mêlés son affichage sur lequel le HMS Intrépide tenait sa position près du Centre de contrôle de Basilic tandis que le croiseur lourd Sorcier glissait vers le cœur du terminus. Ses voiles Warshawski brillèrent un instant, puis il disparut, et Reynaud ne le regretta pas. Jamais la Flotte royale manticorienne n'avait envoyé un crétin comme Lord Pavel Young, un dégénéré imbu de lui-même de ce calibre pour surveiller le secteur de Reynaud. Young n'avait jamais cherché à cacher le mépris que lui inspirait le SAM, mépris que lui rendaient avec intérêt Reynaud et ses collaborateurs.

Malgré tout, Young était un mal connu, un désagrément qu'ils avaient appris à contourner; et voici que s'en présentait un nouveau qu'il avait falloir affronter.

Le Service d'astrocontrôle était un organisme civil d'État, malgré son uniforme et ses grades militaires, et Reynaud s'en réjouissait profondément en observant le point lumineux du croiseur demeuré sur place. Il était responsable du bon fonctionnement du trafic transitant par le terminus, point final; le reste du système de Basilic, cela regardait la Flotte, et il sentit un frisson d'effroi le parcourir en songeant à la tâche qui attendait le commandant du bâtiment isolé. Pourtant, se dit-il amèrement, ce triste imbécile ne méritait sans doute pas sa pitié; sinon, on ne l'aurait pas relégué ici. C'était une donnée de base du poste de Basilic, et le personnel du Centre de contrôle considérait les rebuts qu'il devait se coltiner avec tout le dédain qui leur revenait.

Il s'apprêtait à s'en aller quand Arless l'arrêta.

« Une seconde, Mike. Il y a deux arrivants en provenance du croiseur.

  Comment? » Reynaud se retourna d'un bloc vers l'affichage et fronça les sourcils : deux sources propulsives se déplaçaient en effet vers les vastes installations du Centre. Trop réduites pour appartenir à des bâtiments autonomes, les signatures de leurs impulseurs signalaient cependant des appareils plus grands que les petits engins habituels. Il devait donc s'agir de pinasses, mais pourquoi des pinasses se dirigeraient-elles vers la station de contrôle ?

«À quoi est-ce qu'ils jouent? demanda-t-il.

  Aucune idée. » Arless haussa les épaules, puis il se radossa dans son fauteuil et fit craquer les phalanges de ses longs doigts. « Quoi ? Ils n'ont pas déposé de plan de vol ?

  Exact. Ils... Attendez. » Le contrôleur se pencha en avant et poussa un interrupteur pour basculer ses canaux com sur l'oreillette de Reynaud.

« ...ontrôle, ici vol de la Flotte foxtrot-alpha-un. Demande instructions d'approche finale. »

Arless voulut répondre, mais Reynaud l'interrompit, l'index dressé, et manipula son propre récepteur.

« Flotte foxtrot-alpha-un, ici Centre de contrôle de Basilic. Veuillez faire part de vos intentions.

  Contrôle de Basilic, nous sommes une mission de liaison navale. J'ai à bord mes ordres enregistrés et un message d'explication pour le commandant de votre station. »

Reynaud et Arless se regardèrent, les sourcils levés. C'était tout à fait inhabituel; une mission de liaison? Mais quel genre de « liaison » ? Et pourquoi tout ce mystère ? Pourquoi n'avaient-ils pas déposé de plan de vol ? Le capitaine haussa les épaules.

« Très bien, Flotte foxtrot-alpha-un. Faites votre approche sur... (il tendit le cou pour consulter l'affichage d'Arless) la balise neuf-quatre. Un guide vous y attendra. Contrôle de Basilic, terminé. »

Il coupa le circuit et adressa un regard éloquent à Arless. « Sacré nom de Dieu, qu'est-ce que vous dites de ça, Stu ? — Ça me dépasse, patron, répondit le contrôleur, mais jetez un coup d'œil là-dessus. »

Il montra son affichage et Reynaud fronça les sourcils. À l'instant où ses pinasses l'avaient quitté, le croiseur léger s'était détourné du Centre de contrôle pour prendre un vecteur en direction de la primaire, et pas aux quatre-vingts pour cent de puissance auxquels naviguaient habituellement les bâtiments de la Flotte : il fonçait à cinq cents gravités au moins et se trouvait déjà à cinquante mille kilomètres de distance, à une vitesse de plus de sept cents km/s.

Le commandant de la station gratta le chaume de ses cheveux gris et soupira. Il fallait que ça lui tombe dessus alors qu'il avait réussi à persuader le dernier débile galonné d'arrêter de fourrer ses gros doigts dans les délicats circuits du Centre ! Il lui avait fallu des mois pour convaincre Young, avec ses airs supérieurs, que ses efforts pour réorganiser les voies de circulation bien rodées du Centre en vue d'obtenir des trajets plus « efficaces » –tellement mal conçus qu'ils ne pouvaient qu'augmenter la charge de travail des contrôleurs déjà débordés, tout en réduisant les marges de sécurité – n'étaient ni nécessaires ni désirés. Gérer un nœud de trou de ver était l'affaire de professionnels hautement qualifiés et très expérimentés, pas de corniauds condamnés à l'exil parce qu'ils faisaient leur travail comme des manches ! La Flotte aurait pu grandement faciliter les opérations de routine du SAM, si ce peigne-cul en uniforme avait seulement eu envie de lever le petit doigt; mais voilà, il n'en avait pas envie, et en plus il avait une tendance prononcée à se mêler de tout. Autant que Reynaud avait pu le discerner, Young était totalement incapable de voir quelqu'un faire son boulot méthodiquement sans venir jouer le grain de sable dans les rouages – à condition de ne pas se fatiguer. Dès le début, il avait échauffé les oreilles de Reynaud, et le chef contrôleur, contre toutes ses habitudes, s'était surpris à le prendre à son tour à rebrousse-poil – avec pour résultat prévisible une perte d'efficacité qu'il avait néanmoins du mal à regretter.

Apparemment, le remplaçant de Young n'était pas taillé dans le même bois; l'ennui, c'est que Reynaud ignorait de quel bois il était fait. À en juger par sa vitesse de déplacement, le nouveau venu semblait plus énergique que son prédécesseur, mais était-ce pour autant bon signe ? Probablement, s'il avait vraiment l'intention d'aider le Centre, mais, de longue et amère expérience, Reynaud avait des difficultés à imaginer un haut gradé de la Flotte qui fasse davantage de bien que de mal.

Il haussa les épaules. Quels que soient les projets du commandant de l'Intrépide, le départ rapide du croiseur indiquait clairement qu'il comptait laisser sa « mission de liaison » à Reynaud un bon moment, et son absence totale d'explications quant à ses intentions était pour le moins curieuse.

Il fronça encore une fois les sourcils, mais c'est d'un œil où brillait une lueur spéculative qu'il regarda s'éloigner le croiseur léger. Il ignorait tout de ce capitaine, mais une chose était sûre : ce n'était pas un nouveau Lord Pavel Young.

« Vous avez déterminé notre circuit de balayage, astrogation ?

  Oui, commandant. » Le lieutenant leva les yeux vers Honor. La fatigue tirait les traits de son visage massif, car Santos et McKeon ne cessaient de revérifier leurs chiffres de disponibilité des drones avec lui; chaque fois qu'ils les modifiaient, il était obligé de recalculer presque tout depuis le début. Mais, fatigue ou non, il avait l'intention arrêtée de ne plus jamais –jamais ! – répondre au commandant Harrington qu'il n'avait pas le cap demandé. « Nous aurons un changement de vecteur dans (il s'assura du chiffre sur son écran) vingt-trois minutes. Nous devrions larguer le premier drone huit heures et quarante-quatre minutes après.

  Parfait. Transmettez le cap au poste de manœuvre. »

Nimitz émit un petit blic à l'oreille d'Honor et elle lui caressa la tête. Depuis toujours, le chat semblait savoir quand il était opportun de se faire voir sans se faire entendre, même sur la passerelle, mais ses blics avaient pris un ton plus joyeux depuis la disparition du HMS Sorcier. Honor en connaissait la raison et elle se permit un petit sourire avant d'appeler les machines.

Elle tomba sur un assistant de Santos et attendit patiemment qu'on appelle le chef mécanicien. Santos, quand elle apparut à l'écran, avait une tête épouvantable : ses cheveux sombres tressés en arrière découvraient un visage épuisé dont une trace de graisse maculait la joue droite.

  Nous commencerons le largage des drones dans environ neuf heures, mademoiselle Santos. Où en êtes-vous ?

  La première fournée est pratiquement prête, commandant, répondit Santos d'un ton las, et je pense que la seconde sera terminée quand vous en aurez besoin, mais j'en suis moins sûre pour la troisième.

  Des problèmes, mademoiselle Santos ? » demanda Honor d'un ton calme, et elle vit briller la colère dans les yeux du chef mécanicien. Tant mieux : si ses officiers prenaient le mors aux dents, peut-être commenceraient-ils à réfléchir, pour changer, au lieu de se contenter de pleurer sur leur sort. Mais le capitaine de corvette ravala ce qu'elle avait sur le bout de la langue et souffla bruyamment.

« Ce qui m'inquiète, c'est la résistance des appareils. » Elle parlait d'une voix atone. Nous sommes déjà à court de systèmes de balise, et ils n'ont jamais été prévus pour déployer des têtes détectrices de cette taille ni de cette sensibilité. Pour les adapter, il faut y apporter des modifications qui vont bien au-delà des paramètres normaux de réparation et d'entretien, et nos servomécas ne nous sont donc pas très utiles. On est obligés de faire une grosse partie des câblages à la main et de se taper nous-mêmes des opérations de base; notre personnel est limité, et ça n'ira pas en s'arrangeant quand on n'aura plus de systèmes tout faits.

  je comprends, capitaine, mais le minutage est crucial pour un largage régulier. Je vous recommande de vous dépêcher. »

Honor coupa la liaison et se radossa dans son fauteuil avec un petit sourire; Nimitz se frotta la tête contre son cou en ronronnant.

« Vous êtes quoi ? s'exclama le capitaine Reynaud, et le lieutenant Venizelos plissa le front d'un air perplexe.

  J'ai dit que j'étais votre officier des douanes et de la sécurité, capitaine. Le message du commandant Harrington vous l'expliquera sûrement en détail. »

Reynaud prit la puce avec une expression stupéfaite et la perplexité de Venizelos s'accrut. Il ne comprenait pas d'où venait l'ahurissement de l'employé du SAM; il avait parlé clairement, non ?

« Laissez-moi essayer de comprendre, dit Reynaud au bout d'un moment. Votre commandant Harrington compte vous cantonner, vous et vos hommes, ici, au Centre ? Il vous place chez nous pour nous aider dans notre travail?

  Oui, capitaine, ce sont les ordres qu'elle a donnés. » Le lieutenant à la beauté ténébreuse appuya sur le pronom féminin, et Reynaud hocha la tête, mais il paraissait encore tellement perdu que Venizélos se sentit contraint d'ajouter : « Pourquoi avez-vous l'air si étonné, capitaine ?

  Étonné ? » Reynaud se reprit, puis eut un curieux sourire. « En effet, c'est le terme, lieutenant. je vais vous expliquer : je dirige le Centre de contrôle depuis près de vingt mois et, avant, j'ai été premier assistant contrôleur pendant presque deux ans. Depuis tout ce temps, vous êtes le premier – comment avez-vous dit? officier des douanes et de la sécurité ? – qu'on se soit donné la peine de m'affecter. Si ça se trouve, vous êtes même le premier qu'un commandant de poste ait jamais affecté au Centre !

  Je suis quoi ? » bredouilla Venizelos, puis il rougit en se rendant compte qu'il avait exactement imité l'exclamation de Reynaud. Tous deux se dévisagèrent, et un grand sourire détendit les traits du capitaine du SAM.

« Maintenant que j'y pense, fit-il, il me semble en effet avoir lu quelque chose dans mes ordres d'origine sur la responsabilité de la Flotte quant aux inspections et à la sécurité du Centre. Évidemment, c'est si loin que je peux me tromper. » Il jeta un coup d'œil à la technicienne des services de la station à côté de lui. « Jayne, s'il vous plaît, trouvez où loger les hommes du lieutenant et mettez-les au courant des procédures d'urgence de base. Moi, il faut que j'exhume les règlements de la station pour savoir que faire d'eux, crénom !

  D'ac', Mike.,» La technicienne fit signe de la suivre à l'enseigne Wolverstam, le second de Venizelos, et Reynaud se retourna vers le lieutenant, le visage toujours fendu d'un sourire.

En attendant, lieutenant, est-ce qu'il vous intéresserait de m'aider dans ma recherche de données ? » Venizelos acquiesça et le sourire de Reynaud s'élargit. « Et vous pourriez peut-être me dire deux, trois mots sur votre commandant en même temps. Mais doucement, s'il vous plaît; je ne suis plus tout jeune et je ne sais pas si je supporterai l'idée d'un commandant compétent au poste de Basilic ! »

Andreas Venizelos lui rendit son sourire et, pour la première fois depuis des semaines, c'était un sourire sans contrainte.

Le capitaine de corvette Dominica Santos retint un juron quand le lieutenant Manning lui remit la dernière projection en date.

Ils avaient réussi à tenir les échéances pour les trois premiers largages, mais le croiseur se dirigeait déjà vers la zone du quatrième et Santos jeta au chronomètre un regard de haine et presque de désespoir. Moins de six heures avant le prochain largage et à peine soixante pour cent des drones avaient été modifiés. L'équipe perdait régulièrement du terrain; il restait cinq lancers à effectuer, ses gars et ses filles étaient morts de fatigue et, pour couronner le tout, il n'y avait plus de systèmes de balise tout faits. Ils allaient désormais devoir fabriquer ces foutus appareils de conversion eux-mêmes avant d'y insérer les têtes détectrices !

Elle marmonna un juron, trouvant un compromis entre la hargne et la décence exigée à bord en pestant trop bas pour être entendue. Nom de Dieu, mais qu'est-ce qu'elle avait, Harrington ? Si seulement elle laissait deux ou trois jours à la section ingénierie, il serait possible d'inventer un appareil de conversion que les servomécas de l'entretien et de la réparation pourraient fabriquer en série; mais, dans les conditions actuelles, rien que créer le projet et déboguer le programme des servomécas prendrait plus de temps que de monter ces saloperies à la main ! Le capitaine ne gagnerait rien à leur mettre l'épée dans les reins — et elle n'avait pas le droit de faire retomber sur eux sa fureur contre Young, quelle qu'en soit la cause !

Elle cessa de jurer et parcourut son environnement d'un regard un peu coupable. Après tout, eux n'ont plus ne s'étaient pas montrés très justes en faisant retomber sur le capitaine leur rancœur à la suite des manœuvres de la Flotte. Et, s'avoua-t-elle à contrecœur, elle-même, en tant qu'officier, n'avait pas été la dernière à faire de l'obstruction — surtout après avoir appris leur transfert au poste de Basilic. Mais quand même...

Elle se laissa tomber dans son fauteuil et inspira profondément. D'accord. Juste ou injuste, ce n'était pas la question pour le moment. Elle avait un problème; elle pouvait appeler le commandant et lui avouer qu'elle ne tiendrait pas l'échéance (éventualité qui ne lui souriait pas du tout), ou bien elle pouvait se dire qu'en tant que chef mécanicien de ce tas de boulons elle allait trouver le moyen de le résoudre.

Elle tourna le fauteuil face au terminal et se mit à taper sur le clavier. Okay : impossible d'y arriver en fabriquant le corps des balises de bout en bout, et il n'y avait pas le temps de concevoir un nouveau modèle, mais... si on se servait du bus de poursuite d'un missile Mark cinquante ? En virant l'ogive et les assistants de pénétration, on pourrait insérer les têtes détectrices et les astrosystèmes à la place...

Non, une seconde ! En enlevant les assistants de pénétration, il devrait être possible de convertir les unités de guidage terminal des missiles en astrosystèmes ! Ça économiserait des composants tout le long de la chaîne et on mettrait de côté les unités de guidage qu'on n'utiliserait pas. Les propulseurs des bus seraient loin d'avoir la durée de vie d'une balise classique, mais ils avaient de l'énergie, et les plates-formes n'auraient que quelques mois à tenir. Elles ne se déplaceraient pas, donc elles n'auraient pas à disposer d'une endurance énorme; et si elle prenait des composants standard, elle pourrait se servir des servomécas de l'entretien des missiles pour effectuer les deux tiers du boulot en quatre fois moins de temps, et sans reprogrammation !

Bon, maintenant, voyons... Si elle sectionnait le bus ici pour enlever les tableaux de récepteurs passifs, puis qu'elle ôte ce panneau-ci pour accoupler l'ampli à l'émetteur CME principal, elle pourrait alors...

Les doigts du capitaine de corvette Santos se mirent à voler de plus en plus vite sur sa console et une nouvelle plate-forme espion prit forme sur son écran.

« Commandant Harrington ? »

Honor leva les yeux du bloc-messages posé sur ses genoux. L'enseigne de vaisseau (de première classe) Rafael Cardones, assistant de Venizelos et faisant à présent fonction d'officier tactique à bord de l'Intrépide, se tenait près d'elle, l'angoisse douloureusement peinte sur ses traits juvéniles.

« Oui, enseigne ?

  Euh... je crois que nous avons un problème, commandant », dit Cardones, l'air mal à l'aise. Honor haussa les sourcils et il se crispa. « C'est... euh... à propos des drones, commandant.

  Que se passe-t-il, enseigne ?

  Je... enfin, vous voyez... Eh bien... » Le jeune officier s'interrompit et se ressaisit. « J'ai mal programmé les paramètres de détection, commandant, fit-il d'une traite. Je les ai réglés sur directionnel au lieu d'omnidirectionnel, et je... euh... je crois que j'ai commis aussi une petite erreur dans leurs programmes de télémétrie. Je... n'arrive pas à leur faire accepter la reprogrammation à distance, commandant.

  Je vois. » Honor se laissa aller en arrière dans son fauteuil, posa les coudes sur les bras et joignit le bout des doigts sous son menton. L'enseigne de vaisseau avait l'air d'un chiot qui s'attend à recevoir une punition; pire, il avait l'air d'un chiot qui pense mériter une punition. Son humiliation était évidente et Honor avait envie de lui tapoter la tête en lui assurant que ce n'était pas grave, mais elle refoula cette bouffée de compassion.

« Eh bien, enseigne, fit-elle au bout d'un moment, que proposez-vous ?

  Moi, commandant? s'exclama-t-il d'une voix presque couinante. Je ne... » Il se tut et prit une inspiration. « Je pense qu'il va falloir récupérer les drones et les reprogrammer, commandant, dit-il enfin.

  Inacceptable », répondit Honor sèchement. Il la regarda d'un œil atterré et elle dut se mordre fermement la langue pour rester impassible. Un officier tactique plus aguerri aurait déjà entrevu la solution : les têtes détectrices des sondes de reconnaissance étaient conçues pour se connecter directement au réseau de données tactiques de leur bâtiment mère et le canal tactique était dédié. Les éventuelles erreurs de l'enseigne n'avaient pas pu l'affecter, parce qu'il était câblé pour empêcher précisément ce genre d'accident. Passer par le canal tactique ne serait pas une mince affaire – à cause du temps que cela prendrait davantage que de la complexité de la tâche –, mais cela permettrait d'accéder à la télémétrie standard et même de la reprogrammer de fond en comble depuis la console de Cardones, via les connections CIC de mise à jour.

Tout cela, Honor le savait, mais elle n'avait nulle intention de lui en faire part. Cardones aurait dû parler à McKeon avant de s'exposer au mécontentement de son commandant – et McKeon aurait dû commencer par mieux encadrer un officier aussi inexpérimenté. Elle allait leur faire apprendre la leçon – à tous les deux – d'une façon qu'elle espérait inoubliable.

« Eh bien, enseigne ? » fit-elle enfin. Il battit des paupières. « Comment comptez-vous résoudre le problème ?

  Je ne... » Il s'interrompit à nouveau et détourna un instant le regard avant de le ramener sur elle. « Auriez... Le commandant aurait-il une suggestion à faire ?

  Non. » Son timbre glacé de soprano acheva de lui faire perdre contenance et Honor se gendarma pour effacer toute t race de compassion de son regard. « Vous êtes l'officier tactique du bord, monsieur Cardones, poursuivit-elle d'un ton où ne perçait ni condamnation ni sympathie. La programmation des drones était de votre responsabilité, de même donc la correction de votre erreur. Réglez le problème, enseigne. »

Il lui adressa un dernier coup d'œil suppliant, puis il renonça et hocha la tête.

« Bien, commandant », fit-il d'une toute petite voix.

Le HMS Intrépide effectua son dernier changement de cap et prit une trajectoire de routine, décélérant pour s'insérer doucement en orbite. Honor, sur la passerelle, l'œil fixé sur Méduse qui grossissait à l'affichage visuel, savourait l'atmosphère qui régnait autour d'elle. À l'apathie de leur arrivée n'avait pas succédé l'esprit de corps qu'elle aurait souhaité, mais au moins l'attitude actuelle de l'équipage représentait-elle un vaste progrès.

Les six derniers jours avaient été rudes pour tout le monde... et infernaux pour certains. Le capitaine de corvette Santos avait de bonnes raisons d'être épuisée; elle avait pratiquement mené son monde au fouet lorsqu'elle avait compris qu'Honor n'avait nulle intention de ralentir le largage des drones, mais elle s'était menée encore plus durement et, à sa propre surprise, elle avait réussi à tenir les échéances. Le bricolage qu'elle avait improvisé à la dernière minute était quasiment génial et les drones étaient désormais en place; il subsistait certes des manques inquiétants, mais au moins Honor disposait d'un réseau d'alerte qui couvrait soixante-dix degrés de part et d'autre de l'écliptique, et Santos avait peine à savoir si elle était davantage fière des réalisations de sa section ou furieuse des exigences de son commandant.

Elle n'était d'ailleurs pas la seule à balancer entre ces deux sentiments. Le lieutenant Cardones, à sa grande stupéfaction, plus sans doute qu'à celle de quiconque, était parvenu à corriger ses erreurs de programmation des drones; il avait dû demander à McKeon de l'aider pour la reprogrammation à distance, comme l'espérait Honor, et il avait passé d'interminables heures sur le projet, mais au moins il s'en était occupé. Et, à vrai dire, Honor se réjouissait de la réaction positive de McKeon; autant qu'elle le sût, il n'avait pas réprimandé Cardones, alors qu'il avait dû se rendre compte sans plaisir de sa négligence envers le jeune officier, et, d'après les conversations qu'elle avait surprises, il l'avait subtilement amené à trouver tout seul la solution des connexions CIC.

Le temps que Webster ait établi selon ses exigences le réseau de collecte de données des drones et que Stromboli calcule deux corrections de trajectoires différentes pour récupérer à la volée des drones mal placés, les officiers d'Honor étaient tous épuisés, sur les dents... et ils fonctionnaient enfin comme un seul homme. Elle aurait préféré aboutir à ce résultat par un autre moyen, mais si déclencher un réflexe d'autodéfense était la seule façon de leur faire se bouger le train, elle était prête à supporter la mauvaise humeur qui en résultait.

Elle tourna la tête : McKeon sortait de l'ascenseur de la passerelle et il s'installa dans le fauteuil du second. Il se montrait toujours raide et formaliste, mais elle était passée outre ses défenses à une ou deux reprises durant la semaine — en particulier lors de l'incident avec Cardones. Quelque chose le rongeait, c'était clair, mais elle avait le sentiment que lui, au moins, comprenait ce quille essayait de faire... et, merveille des merveilles, il ne cherchait pas à lui mettre de bâtons dans les roues. Il lui en voulait sûrement de la façon brutale dont elle avait réveillé l'équipage, il ne faisait rien pour l'aider, et elle ne comprenait toujours pas pourquoi il la détestait depuis le début, mais son professionnalisme semblait reprendre le dessus. Il n'y avait aucune spontanéité dans leurs relations, pas d'échange d'idées, et la situation demeurait loin d'être idyllique, mais au moins ils paraissaient l'un et l'autre prêts à reconnaître, fût-ce à part soi, qu'il existait un problème. C'était un grand progrès et elle espérait qu'ils se montreraient tous deux assez professionnels pour surmonter leur antagonisme apparent.

Elle chassa ses pensées d'un haussement d'épaules et se replongea dans l'examen de son affichage tactique, les sourcils froncés. L'Intrépide traversait lentement les orbites de garage externes et le point holo d'un petit bâtiment isolé brillait d'un éclat rouge.

C'était un courrier, guère plus qu'une paire de voiles Warshawski et un compensateur d'inertie entassés dans la coque la plus réduite possible, mais sa présence inquiéta aussitôt Honor, car il jouissait de l'immunité diplomatique et il était enregistré sous le pavillon de la République populaire de Havre.

Elle se mordilla la joue en se demandant pourquoi sa vue la tracassait tant. Elle savait que Havre disposait d'un consulat et d'une légation commerciale sur Méduse, mais c'est seulement en lisant les données officielles fournies par Young qu'elle avait appris que la République maintenait en poste permanent un bâtiment de courrier diplomatique. Légalement, rien ne s'y opposait, mais, logiquement, la seule raison possible de l'existence d'une mission consulaire plénière sur Méduse était la couverture d'opérations secrètes. Une simple mission aurait pu gérer les intérêts de Havre pour tout son trafic concernant le terminus de Basilic, et les aborigènes médusions n'avaient rien d'intéressant à exporter, malgré les rapports des « navires marchands légitimes » de Havre qui commerçaient avec eux. Ces rapports tarabustaient Honor. La République, tout entière à ses idées de conquête, ne possédait plus de bâtiments marchands privés et elle ne pouvait que perdre de l'argent à traiter avec les Médusiens sur une base d'échange; en ce qui concernait Honor, cela signifiait évidemment que les Havriens mijotaient quelque chose. Mais quoi ?

Il était concevable qu'ils cherchent à garder l'œil sur les déploiements et les déplacements intra-système de la Flotte par le terminus de Basilic. Dans cette optique, Méduse se trouvait beaucoup trop loin du terminus, mais il n'existait pas de planète plus proche; on pouvait aussi comprendre qu'ils maintiennent une présence dans le système pour faire contrepoids à la puissance de Manticore, étant donné surtout les tentatives périodiques des libéraux au Parlement pour évacuer la Flotte de Basilic. Pour ce qu'elle en savait, le consulat havrien était peut-être le quartier général d'un éventuel réseau d'espionnage du Royaume proprement dit, encore que, selon elle, l'Étoile de Trévor eût été plus indiquée.

Quoi qu'il en soit, leur présence ne lui plaisait pas et celle de cc courrier encore moins. Les valises diplomatiques jouissaient de l'immunité, quelle que soit l'identité de leur porteur, et il y avait suffisamment de navires marchands en vue pour transporter les messages que le consul voulait envoyer; le seul avantage à garder un courrier en station permanente était sa vitesse supérieure – et le fait que le bâtiment tout entier était couvert par l'immunité et par conséquent à l'abri de toute inspection ou fouille, sans égard pour ses autres activités. Pour Honor, cela sous-entendait un motif caché, mais elle avait néanmoins bien conscience de sa partialité dès qu'il s'agissait de Havre; il était parfaitement possible que la présence du courrier soit aussi innocente que la République le prétendait et que seule sa paranoïa lui souffle le contraire.

Tout comme il était plausible que Pavel Young n'ait pas tout fait pour lui trancher la gorge.

Elle grogna alors que le chef Killian plaçait l'Intrépide en orbite avec sa précision coutumière et annonçait « Machines, Terminé », puis elle se tourna pour jeter un coup d'œil à Webster.

« Com, veuillez appeler le bureau du commissaire résident; informez dame Estelle que je lui serais reconnaissante de m'accorder un entretien le plus tôt possible.

  Bien, commandant.

  Merci. »

Elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, l'oreille tendue. Des rapports se murmuraient dans l'intercom tandis que les impulseurs et le compensateur inertiel s'éteignaient et que les moteurs auxiliaires prenaient en charge la stabilisation automatique. Des sous-officiers se déplaçaient d'un poste à l'autre en tapant des notes sur leurs mémoblocs, le lieutenant Brigham travaillait d'arrache-pied à la section cartographique, avec Stromboli et son premier sous-officier, à mettre à jour leurs archives sur le réseau de drones, et Honor savoura leur façon méthodique et bien rodée d'accomplir leurs tâches. Malgré la somme écrasante de travail qu'elle avait imposée à ces hommes et ces femmes, le bâtiment était à nouveau vivant.

À elle, maintenant, de canaliser cette vigueur, de la muer en volonté d'œuvrer en équipe, avec elle-même en tant que capitaine et non comme garde-chiourme.




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